Agfachrome

Il y a quelques semaines, j’ai retrouvé des chutes de vielles diapositives dans un sac, que je prenais pour un « sac-poubelle ».
L’ironie du sort a voulu que les dia qui avaient été triées et soigneusement classées, aient été détruites par les aléas de la vie. Tandis que celles-ci, non désirées et conservées en vrac dans ce sac, m’ont accompagné silencieusement durant de longues années.

Un peu plus tard, par la plus curieuse des coïncidences, une de mes primes amours est venue me voir, en quête de souvenirs photographiques de son papa regretté. Pleinement convaincu que le sac en question pouvait contenir autant de clichés convoités que les nombreux mois vécus au sein de sa famille, je me suis appliqué à la fastidieuse tâche de numérisation.
Lorsqu’en les sortant une à une : dia ratées, floues, prises à contre-jour ou encore sur ou sous-exposées…., je suis tombé sur l’une d’elles qui déclenchât un effet aussi puissant qu’inattendu, me ramenant, en une fraction de seconde, presque 33 années en arrière.

L’espace d’un subtil fragment de temps, j’ai ressenti le climat de l’époque, les odeurs et les sensations éprouvées en ce début de printemps 1990.
Et bien plus encore, je me suis retrouvé dans cette petite chambre d’adolescent, ressortant de cette petite boîte jaune-orange, ces Agfachromes.

Subitement, une déferlante de portes offrant chacune de furtifs souvenirs remontant des abysses de ma mémoire se sont ouvertes ; comme ce petit Praktica LB2, avec son posemètre au sélénium déporté. C’est vrai qu’il n’était pas adapté aux films inversibles, lesquels exigeaient une exposition parfaite. Mais comme les photos sur papier nous étaient impayables, nous ne prenions que des dia.

Je me suis remémoré la chambre qu’elle partageait avec sa petite sœur. Une chambre de jeune fille aux dominantes chaudes, surchargée de livres, de poupées et de cahiers d’école. C’était là que nous passions de longues heures, collés l’un contre l’autre, dans un profond bien être, redoutant le moment douloureux du départ vers la case « gare du retour à la maison ».
 
Mais plus encore, ce petit morceau de positif me replongeait principalement dans cet épisode très précis, où je compulsais inlassablement, la boule au ventre, les quelques 36 dia prises d’elle, dans une petite visionneuse chargée de piles quasi épuisées. C’était mon analgésique, un soin palliatif à
cette redoutée période des vacances scolaires où elle dut partir avec ses parents, la quinzaine de pâques entière, dans une de ces stations de ski des Alpes…. à Morzine, je crois. Elle n’avait pas le choix, c’était prévu bien avant notre rencontre.
C’était d’autant plus difficile, qu’après ces premiers mois de tendresse intense, son départ céda la place à un vide vertigineux, et plus les jours passaient et plus, ils se remplissaient de son absence. Et comme le dit si bien Dominique A « Et aussitôt, quelqu’un manque et de rien le jour est chargé. Et tout peut se charger d’absence, rien qui sache mieux qu’elle s’absenter. »
 
Cette période, où je me languissais, était rythmée par ces diapositives que je compulsais et cette cabine téléphonique où je vidais ma télécarte de 200 francs, une somme considérable pour le jeune étudiant que j’étais. Mais le fait d’entendre sa voix, ne fût-ce que quelques courtes minutes, suffisait à m’apaiser quelques longues…. Non, ça ne durait pas, à peine avions-nous raccroché qu’aussitôt, je replongeais dans son absence.
 
C’est exactement cela que j’ai ressenti, en revoyant ce cliché que j’avais fini par jeter, puisque l’on y voyait surtout mon genou, flou, en avant-plan, que la lumière était désastreuse, et surtout, les années qui ont suivi, j’en avais pris des centaines d’autres, bien mieux réussies.
 
Ce bond dans le passé m’a ramené à cette réalité bien présente, mais avec un nouveau regard sur la vie et son côté « espiègle ». Espiègle, car si elle avait disparu à ce moment-là, j’aurais été inconsolable pour de nombreuses années, peut-être même, ne m’en serais-je jamais remis. Alors que nous nous sommes séparés, il y a plus de 20 ans, et je n’en ai visiblement pas la moindre séquelle.
Oui, bien sûr, ce fut très difficile sur le moment même, mais à peine quelques mois écoulés et déjà, je voguais vers d’autres horizons riches en dons de la vie.
 
Ainsi s’est terminée notre belle histoire : face à cette abondance de moments de bonheur et de tendresse, nous avions fini par nous lasser et paradoxalement, c’est en vivant ensemble, en se réveillant chaque matin l’un à côté de l’autre, que nous nous sommes le plus éloignés. Ces précieux moments de bonheur, que je pensais aussi conserver soigneusement, les aléas de la vie me les ont retirés.

On peine souvent à imaginer que deux êtres, si fortement soudés qu’il leur soit difficile de vivre l’un sans l’autre tant leur souffle et leurs pensées sont parfaitement synchronisés, qu’en dépit de cette colle affective qui les unis, les années finissent, trop souvent, par transformer en deux étrangers. Comme il est tout aussi fréquent de constater que ce que l’on croit immuable ne résiste que rarement à l’épreuve du temps.

A l’image de ces dia que j’ai écartées de mon chemin et qui m’ont conduit à une expérience inattendue, rares sont les événements pleinement planifiés, mais nombreux sont ceux qui m’ont apporté des richesses inattendues.


Car la vie est espiègle et ses chemins insoupçonnables !